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LE COMBATTANT
11 mai 2018

Procès de Gbagbo et Blé :Le Juge-Président Cuno Tarfusser dénonce des procédures sans limite qui durent des années et des années

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Le juge Cuno Tarfusser, juge-président de la chambre préliminaire1 dans l’affaire Laurent Gbagbo et Blé Goudé contre Fatou Bensouda.

BULLETIN DE L'ABCPI M a rs 2018 n u m éro 1

Entrevues JUGE CUNO TARFUSSER

1. Au cours des neuf dernières années, vous avez été juge à la CPI. Quels ont été les moments les plus mémorables de votre mandat?

Je me sens privilégié chaque jour d’être l’une des 18 personnes qui sont juges à la Cour pénale internationale et cette prise de conscience fait de chaque moment un moment mémorable et chaque jour une journée mémorable. Quand vous avez à faire face à des problèmes qui font partie de l’histoire contemporaine, vous ressentez à la fois une lourde responsabilité et un grand honneur. Ceci dit, il est difficile de dire quelle expérience a été la plus mémorable, car il y a une différence entre les expériences institutionnelles d’une part, et les sentiments et souvenirs personnels, d’autre part. D’un point de vue institutionnel, il y a eu un grand écart entre ce à quoi je m’attendais et la réalité dont j’ai été témoin. Mon expérience en tant que procureur général en Italie a été très vaste et m’a permis de me préparer aux énormes problèmes auxquels vous devez faire face quotidiennement à la CPI. Néanmoins, lorsque je suis arrivé ici, un sentiment d’humilité m’a envahi et j’espérais que je serais en mesure d’atteindre le haut niveau que je pensais que l’on attendrait de moi, et d’avoir les compétences requises par un juge de la CPI. J’ai appris très vite que, même si j’avais besoin d’apprendre beaucoup, l’écart n’était pas si grand. En d’autres termes, le niveau moyen de professionnalisme, surtout aux postes les plus élevés, n’est pas ce que à quoi je m’attendais.
D’un point de vue personnel et professionnel, de nombreux moments ont été mémorables. L’une des expériences les plus excitantes a été de décider de la question du voyage d’Omar Al Bashir en Afrique du Sud pour assister au sommet de l’Union africaine. Par une note verbale de la Cour, l’Afrique du Sud a été «rappelée», bien avant le jour du voyage, de son obligation d’arrêter Al Bashir en entrant sur son territoire. Ce n’est qu’à 11h02 le jour précédant le voyage d’Al-Bashir en Afrique du Sud que j’ai reçu un document du Greffe disant que les autorités sudafricaines avaient demandé “des consultations avec la CPI”. Immédiatement, il m’a semblé évident qu’il s’agissait d’une manœuvre tactique de l’Afrique du Sud pour gagner du temps sur son devoir de coopérer avec la Cour, et j’ai réagi en convoquant une réunion avec mon personnel afin de discuter des questions juridiques pertinentes. En particulier, le sens de «la Cour» au sens de l’article 97 du Statut de Rome nous posait problème. Je l’ai interprété comme comprenant des représentants de tous les organes de la Cour et j’ai prévu une réunion avec eux à 17 heures, invitant également l’ambassadeur d’Afrique du Sud à exprimer les préoccupations des autorités sud-africaines en ce qui concerne l’arrestation d’Al Bashir. Ayant été procureur, j’avais l’habitude de traiter et de prendre des décisions urgentes et fermes. Il est clair que l’Afrique du Sud attendait une décision établissant que les «consultations» demandées prendraient beaucoup plus de temps, des jours, voire des semaines ou des mois.
La mémorabilité de mon point de vue était que, même si j’étais parfaitement au courant des intérêts politiques et des positions en jeu, j’ai décidé en tant que juge, en toute indépendance et exclusivement sur la base de la loi. Et c’est ce que les autorités sud-africaines n’ont pas aimé; en se retirant de la CPI, ils l’ont de facto reconnu lorsqu’ils ont écrit dans la lettre envoyée au Serétaire général des Nations Unies: «Il n’y a pas de procédures pour guider les consultations de l’article 97, et l’Afrique du Sud est déçue que ce processus, qui devrait être diplomatique, soit devenu un processus judiciaire». Ils avaient raison de dire qu’il n’y a pas de procédures pour guider les consultations au titre de l’article 97, mais dans ce cas, il appartient aux juges d’interpréter la loi et c’est exactement ce que j’ai fait. Il n’appartient pas aux juges d’être impliqués dans les processus diplomatiques et j’étais très fier de ce moment qui a démontré mon indépendance totale en tant que juge. D’autres moments judiciaires mémorables ont eu lieu lorsque les Chambres préliminaires dont je faisais partie n’ont pas confirmé les charges retenues contre quatre individus dans deux affaires car les éléments de preuve présentés par le Procureur étaient jugés insuffisants. Le message clair était que la CPI est un tribunal pénal et doit fonctionner comme une cour criminelle: les preuves doivent être évaluées au plus haut niveau et les gens ne devraient pas être jugés – ou pire, être mis en prison -simplement parce qu’ils sont accusés d’avoir commis des crimes
odieux.

2. En juillet de cette année, le Statut de Rome célébrera son 20ème anniversaire. Quelles sont, selon vous, les principales réalisations de la CPI et quelle est votre vision de l’avenir de la justice internationale?

Eh bien, pour moi, la principale réalisation de la CPI est qu’elle existe. La Cour peut être comparée à un chantier ouvert où beaucoup de choses ont déjà été faites et bien d’autres encore doivent être construites et améliorées. Cela ne serait pas possible si la Cour n’avait pas été créée en premier lieu. Pour le moment, je ne suis pas en mesure d’exposer en détail les réalisations de la CPI, mais je suis convaincu que malgré les nombreux problèmes de crédibilité auxquels la Cour est confrontée, (principalement par sa gestion au cours du dernier triennat) grâce au travail quotidien des nombreux membres du personnel engagés dans la construction d’une Cour crédible et forte, bien que lentement, la Cour va dans la bonne direction. Pour ma part, je peux seulement dire que je suis fier d’avoir été pendant neuf ans l’un de ceux qui ont eu la possibilité de travailler sur ce chantier et j’assure que j’ai essayé de faire de mon mieux.

“LES ÉTATS NE DEVRAIENT PAS TOUJOURS MANGER ET BOIRE CE QUE LA DIRECTION LEUR NOURRIT”

Quant à mes visions de l’avenir de la justice internationale et donc de la CPI (que je considère comme un instrument fantastique pour la justice internationale avec un potentiel énorme qui n’a pas encore été correctement développé), cela dépend beaucoup des choix qui seront faits dans les prochains jours et semaines en terme de gestion à la tête du pouvoir Judiciaire et du Greffe. La Cour ne peut certainement pas continuer sur la même voie car, comme il a été dit, sa crédibilité est très faible, à l’interne vis-à-vis du personnel dont le moral est au plus bas, et extérieurement, vis-à-vis des observateurs avertis. Mais l’avenir de la CPI dépend beaucoup aussi des États euxmêmes. Je pense qu’ils doivent avoir une influence plus importante sur le fonctionnement de la Cour. Évidemment, je ne dis pas cela en ce qui concerne les procédures judiciaires, car celles-ci doivent rester totalement indépendantes; ce que je veux dire c’est que les États devraient être plus impliqués dans l’institution sur des questions telles qu’un contrôle plus approfondi de la gestion de la Cour, et je le dis parce que je n’ai aucun doute sur le fait que la direction n’a pas été transparente vis-à-vis des États, ce qui a créé une méfiance de la part des États envers la Cour.

J’ai dit il y a quelques années, avec un certain degré de provocation et d’exagération, que la Cour fonctionnerait de manière beaucoup plus efficace avec moins de personnel et la moitié du budget. Je crois toujours que c’est le cas en ce sens qu’aucune tentative sérieuse (à coup sûr le projet ReVision ne peut être considéré comme tel, autant dans son inspiration que dans son résultat) pour optimiser les ressources humaines et matérielles n’a jamais été faite. Au contraire, pendant neuf ans j’ai entendu dire que la direction de la CPI demandait constamment plus de fonds aux États sans démontrer de façon crédible et transparente comment les fonds sont utilisés. Je pense que les États ne devraient pas toujours manger et boire ce que la direction leur nourrit

3. Selon vous, qu’est ce que la participation des victimes a apporté aux procédures devant la CPI?

Je viens d’une juridiction où la participation des victimes au procès pénal est quelque chose de tout à fait normal et donc pour moi la participation des victimes à la CPI est quelque chose que je connais parfaitement. Je trouve cela d’une grande valeur, que ce soit dans un système national, ou bien à la CPI car les victimes ressentent que l’institution est de leur côté et cela fait partie du processus de guérison. Cela dit, par principe, il est clair que la participation des victimes aux procédures de la CPI est légèrement différente de celle des juridictions nationales, en particulier compte tenu des chiffres. Alors que dans le système national il n’ y a qu’un relativement petit nombre de victimes, dans la procédure de la CPI, il y a des milliers de victimes, ce qui a évidemment un impact sur l’équilibre global de la procédure. La Cour doit donc trouver un système qui, tout en soutenant fermement le principe de la participation des victimes, garantit l’équilibre vis-à-vis de l’accusé. D’un autre côté, non seulement le Statut de Rome ne définit pas ce qu’est une victime, mais il est également très confus quant à sa définition. L’article 15 du Statut de Rome stipule que «les victimes peuvent présenter des observations à la Chambre préliminaire». À ma connaissance, en tant qu’avocat criminel, au stade de la demande d’ouverture d’une enquête par le Procureur, le fait même de mentionner les «victimes» est, à tout le moins, inapproprié. Les victimes de qui? De quoi? D’un comportement qui n’a pas encore été étudié et identifié comme un crime?

“SI NOUS REGARDONS MAINTENANT NOS PROCÉDURES PENDANT DES ANNÉES ET DES ANNÉES, EN L’ABSENCE DE DÉLAIS STATUTAIRES QUI POURRAIENT SIMPLIFIER LA PROCÉDURE,…J’AI DES DOUTES QUANT À LA DÉFINITION DE NOS PROCÉDURES COMME ÉTANT GLOBALEMENT ÉQUITABLES”

Néanmoins, le terme «victime» est dans la loi sans définition précise et il appartient à chaque chambre de définir et de décider. Plus généralement, je pense que la CPI et les ONG qui défendent les intérêts des victimes créent des attentes bien trop élevées, attentes que la CPI ne peut jamais atteindre. Je crains que tôt ou tard cela se retournera contre la CPI.

4. Considérez-vous que les procédures devant la CPI peuvent servir de modèle aux tribunaux nationaux en termes de protection des droits à un procès équitable et des droits des accusés à un procès rapide?

Et bien, avant de servir de modèle à d’autres tribunaux nationaux, je pense que la CPI devrait se demander si ses propres procédures sont équitables. Ou, exprimé dans les mots avec lesquels j’ai été élevé, avant d’enseigner aux autres, nous devrions nous assurer que nous avons fait nos devoirs. L’avons-nous fait? Nos procédures sont-elles vraiment équitables? Oui, bien sûr, d’une manière générale et d’un point de vue formel ils le sont. Nous suivons la loi, les règles, et les principes établis par le législateur en les interprétant et en les appliquant dans le contexte des affaires sur lesquelles nous sommes appelés à juger. Sur le fond, j’ai cependant quelques doutes, en particulier en ce qui concerne un élément important d’équité globale. Je fais référence à la rapidité de la procédure qui, bien que faisant partie du concept global d ‘«équité», est souvent mentionnée expressément dans nos textes juridiques en un seul souffle (trois fois dans le Statut, huit fois dans le Règlement de procédure et de preuve: dans la plupart de ces cas, le législateur parle d’un «procès juste et rapide». J’interprète cela comme l’intention du législateur de mettre un accent particulier sur la rapidité en tant qu’aspect critique de l’équité globale; en tant que tel, il est de la responsabilité du pouvoir judiciaire de s’assurer que la volonté législative est réellement mise en œuvre. Si nous regardons maintenant nos procédures pendant des années et des années, en l’absence de délais statutaires qui pourraient simplifier la procédure, si nous tenons compte du fait que même les délais maximums liés aux différentes phases de la procédure ne sont pas fixés pour la détention, j’ai des doutes quant à la définition de nos procédures comme étant globalement équitables.
Je trouve également décevant que la discussion entre les juges sur la question de la célérité, une discussion qui a commencé il y a quelque temps, n’ait pas été davantage encouragée par la direction judiciaire. L’absence de délais statutaires permet à certains d’affirmer que la détermination à savoir si l’exigence de célérité est respectée est une prérogative exclusive et un droit de l’accusé; un argument qui a été et est en train de se faire et qui ne peut être écarté au moyen d’une simple référence à un délai juridique prescrit par la loi clair. Par conséquent, je pense que tant que l’Assemblée des États Parties et la CPI n’imposeront pas de délais, le droit à un procès expéditif, et donc juste dans le sens spécifique choisi par les textes statutaires, le procès sera toujours en danger.
Gardant cela à l’esprit, ma réponse à votre question serait que oui, la CPI peut certainement servir de modèle pour certains tribunaux ou systèmes juridiques nationaux mais, en même temps, il y a beaucoup de choses que la CPI peut et devrait apprendre des systèmes juridiques sur la base des mêmes principes, sans supposer que le simple fait de faire face aux pires atrocités à l’échelle internationale en fasse un modèle. Revenant à la question de la rapidité en tant que partie centrale et critique du principe général d’équité, j’ai toujours été surpris par l’opinion largement répandue selon laquelle la CPI ne pouvait pas être liée par des délais en raison de la «complexité» de nos procédures. Je me demande quel genre d’idée ou d’expérience des procédures nationales peut soutenir ce genre de déclaration. Pour ma part, ayant exercé ma juridiction pendant plusieurs années, je suis en mesure de dire que des procédures d’une complexité similaire à celles de la CPI peuvent et sont régulièrement tenues devant les tribunaux nationaux. Il est temps de démystifier le mythe selon lequel la complexité de ce qui est fait par la CPI est sans précédent, et d’empêcher que cela ne serve d’excuse pour justifier des pratiques qui ne résisteraient pas à un examen au niveau national.

5. Comment être un juge à la CPI est-il comparable à votre expérience de procureur dans votre système juridique national? Quelles sont les principales différences?

En fin de compte, quand vous revenez à l’essentiel, la CPI n’est pas différente de toute autre cour criminelle: l’accusation charge un individu et présente sa preuve, un avocat de la défense représente l’accusé et les juges sont là pour déterminer la culpabilité ou l’innocence, la thèse du paradigme bien connue: antithèse-synthèse.

“IL EST TEMPS DE DÉMYSTIFIER LE MYTHE SELON LEQUEL LA COMPLEXITÉ DE CE QUI EST FAIT PAR LA CPI EST SANS PRÉCÉDENT”

Par conséquent, les principales différences sont culturelles, et je me réfère en particulier à la dualité toujours présente common law – droit civil; elles sont linguistiques, et je fais référence au fait que l’anglais et le français sont les langues de travail mais beaucoup d’autres langues, parfois complètement inconnues, sont utilisées dans la salle d’audience; Je mentionnerais également les défis géographiques, les scènes de crime étant loin de la Cour avec tous les problèmes que cela implique, tels que la difficulté pour les juges de comprendre le contexte réel et la distance perçue de la Cour par rapport aux personnes et aux populations concernées. Cela dit, je pense que la CPI surestime son rôle. Il ne faut pas perdre de vue que son objectif principal est de servir la justice par des procédures pénales, de ne pas créer de documents historiques ou de sauver le monde, mais de décider de la culpabilité ou de l’innocence d’un accusé chargé de faits précis et déterminés. Point final.

6. Selon vous, quels sont les futurs défis pour la CPI?

Il y a tellement de défis auxquels la CPI est confrontée. La plus fondamental et le plus important est de faire ce pour quoi elle a été établie: enquêter, poursuivre et tenir des procès, et le faire de manière opportune et acceptable et, croyez-moi, c’est déjà assez difficile. La nécessité de veiller à ce que la Cour puisse compter sur du personnel compétent pour ce travail judiciaire spécifique est essentielle (et je renvoie ici aussi à ce que j’ai dit précédemment sur la nécessité pour la Cour de procéder à une évaluation sérieuse des ressources disponibles, en termes de quantité et de qualité).
Si l’on ne fait pas le meilleur travail possible, la Cour ne peut pas atteindre ses objectifs plus importants tels que l’universalité; ce n’est qu’en étant considérée comme une cour qui tient des procès en bonne et due forme que la CPI obtiendra le soutien des États et de la communauté internationale. La CPI fait les choses de la bonne manière, ce qui amène naturellement les États à se joindre à eux. Les États n’aiment pas abandonner leur souveraineté et ne le feront que lorsqu’ils auront l’impression de pouvoir faire confiance à la CPI.

7. Quelle est la prochaine étape pour vous après la fin de votre mandat à la CPI?

Je ne sais pas quelle est la suite, car je ne sais pas encore quand le procès Gbagbo et Blé Goudé que je préside se terminera. Avec une telle incertitude, il est très difficile de faire des plans précis pour mon avenir. La seule chose que je sais avec certitude, c’est que je ne vais pas prendre ma retraite. Une option qui est toujours ouverte est de revenir à la magistrature italienne en tant que juge ou procureur. Mais j’ai commencé à chercher d’autres opportunités et je laisse mes options ouvertes car j’aimerais aussi rester dans la sphère internationale. En fin de compte pour moi, s’il y avait un choix entre une position plus prestigieuse et une position plus intéressante, prendre la plus intéressante est d’une plus grande importance.

BULLETIN DE L’ABCPI Mars 2 0 1 8
info@iccba-abcpi.org
The Hague
www.iccba-abcpi.org
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