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LE COMBATTANT
3 septembre 2017

Mon itinéraire est celui d'un homme de gauche qui a cru, comme ceux de sa génération, d'abord dans le marxisme...

Sophie Bessis - Monsieur le Président, vous avez poursuivi vingt années durant une tenace stratégie de conquête du pouvoir par les urnes. Vos efforts ont fini par être récompensés. Comment résumeriez-vous votre itinéraire ? 


Laurent Gbagbo - Mon itinéraire est celui d'un homme de gauche qui a cru, comme ceux de sa génération, d'abord dans le marxisme, puis dans le socialisme démocratique. En 1969, nous avons été une poignée d'amis à fonder un groupe politique dans une chambre d'étudiants, à Strasbourg. En 1982, nous étions à peine plus nombreux, à Abidjan, pour jeter les bases d'un parti démocratique de gauche. Dès l'origine, cependant, nous avons refusé de nous cantonner dans l'idéologie. Si nous avons créé le Front populaire ivoirien (FPI), c'est pour prendre le pouvoir et l'exercer. Ce chemin a été jalonné par mon départ en exil en 1982, mon retour en 1988 et ma candidature aux élections présidentielles de 1990. En 1990, nous obtenions du pouvoir l'instauration du multipartisme. A la première élection présidentielle pluraliste, nous avons obtenu 18 % des voix, puis 9 députés aux législatives et 6 communes aux municipales. Cela paraît dérisoire aujourd'hui, mais c'était beaucoup à l'époque. En 1995, nous avons amélioré notre score avec 13 députés et une quinzaine de mairies, dont des villes importantes. Vous connaissez la suite. Le 24 décembre 1999, la Côte d'Ivoire est le théâtre d'un coup d'État. Bien que profondément anti-militaristes, mes camarades et moi-même avons aussitôt estimé que cet événement ouvrait une « fenêtre d'opportunité » dont il fallait profiter. Cela dit, je ne souhaite à aucun démocrate de parvenir au pouvoir dans des conditions aussi calamiteuses. 

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S. B. - On a beaucoup critiqué le rôle du FPI pendant la période dite de transition… 


L. G. - Je sais. Mais la politique, c'est comme un championnat de football. On peut avoir un point de vue sur la façon dont chaque entraîneur organise son équipe. Il n'empêche qu'à la fin de la saison, le meilleur est celui qui aura remporté la coupe. En politique, le peuple vous juge sur vos résultats. Nous ne faisons pas partie des gens qui ont réalisé le coup d'État, loin s'en faut, mais nous avons pris acte du fait qu'il avait eu lieu. Ses auteurs ont demandé à tous les partis de participer au gouvernement. Nous avons accepté. En entrant dans le cabinet de coalition formé autour des militaires, nos ministres avaient un objectif clair : il fallait tout faire pour qu'on rédige une Constitution, qu'on l'adopte, et que des élections présidentielles et législatives aient lieu dans les meilleurs délais. Nous souhaitions même qu'elles soient organisées avant juillet 2000, afin que le président nouvellement élu puisse participer au sommet de l'OUA. Même si nous n'avons pas eu satisfaction sur les dates, l'essentiel a été obtenu : la Constitution a été adoptée et les élections présidentielles se sont déroulées le 22 octobre. 

S. B. - Aviez-vous confiance dans le résultat de ce scrutin ? 

L. G. - J'ai acquis la certitude d'être élu à la présidence de la République dès que le coup d'État a eu lieu. Ce qui me barrait la route, c'était la culture du parti unique, l'habitude que les gens avaient de voter pour le PDCI (1). Lénine a écrit quelque part que le plus grand ennemi d'un révolutionnaire est l'habitude. Dès l'instant où le PDCI avait été renversé de son piédestal, je ne voyais pas qui d'autre que moi pouvait l'emporter. 

S. B. - Selon vos adversaires, les principaux candidats, en particulier Alassane Ouattara, ont été écartés de la course avec votre bénédiction… 

L. G. - Que me reproche-t-on ? Je ne vois pas ce qu'il y a d'original dans le fait qu'un homme politique contribue à la marginalisation de ses adversaires. 

S. B. - Mais il s'est agi d'une exclusion constitutionnelle ! 

L. G. - Chaque homme politique a ses forces et ses faiblesses. Celui qui présente une faiblesse constitutionnelle est frappé constitutionnellement. Mais il ne faut pas tout mélanger. D'un côté, il y a le problème Ouattara et, de l'autre, les débats qui touchent à la nationalité et à l'immigration, et qui sont de vrais débats de société. 

S. B. - Il n'empêche qu'à l'occasion de l'élection présidentielle ces débats se sont confondus… 

L. G. - Pour comprendre les événements récents, il faut revenir un peu en arrière. En 1990, quand la rue a commencé à gronder et qu'il a senti son pouvoir vaciller, le président Houphouët-Boigny a choisi six hommes pour constituer sa garde rapprochée : trois colonels — Gueï au poste de chef d'état-major pour tenir l'armée, Bombet au ministère de l'Intérieur pour s'occuper de l'administration et de la police, Tani à la tête de la gendarmerie ; et trois civils — Alassane Ouattara à la direction du gouvernement, Henri Konan Bédié à la présidence de l'Assemblée et Laurent Dona Fologo à la tête du parti. Ces six hommes étaient ses héritiers. De 1993, date du décès du président Houphouët, jusqu'à mon élection en octobre 2000, la vie politique ivoirienne s'est résumée à un conflit permanent entre ces héritiers. Mon parti et moi étions complètement hors de ce jeu. Certains nous considéraient avec condescendance comme d'éventuelles roues de secours auxquelles on pourrait, en cas de besoin, offrir un strapontin. On ne peut pas me reprocher aujourd'hui d'avoir profité de la situation. Il faut rappeler que la controverse autour du cas Ouattara a été lancée par M. Konan Bédié lui-même dans le but d'écarter un rival. 

S. B. - Mais c'est désormais à vous de gérer cet héritage. Un héritage qui comprend le concept d'« ivoirité » forgé par l'ex-président Konan Bédié. Que reprenez-vous de tout cela ? Pour vous, qu'est-ce qu'être ivoirien ? 

L. G. - L'ivoirité, je ne sais pas ce que c'est. Ou plutôt, je sais qu'un groupe d'universitaires autour de Bédié a créé, pour lui donner des fondements théoriques, une revue intitulée Racines. C'est tout dire. Ce débat ne m'intéresse pas. Pire : je le trouve malsain. Depuis 1990, j'ai cependant toujours été opposé au vote des étrangers. D'abord, parce qu'aucune Constitution de Côte d'Ivoire ne leur a accordé ce droit. Ensuite, parce qu'il n'existe aucun pays au monde où les étrangers votent aux élections présidentielles et législatives. A propos d'Alassane Ouattara, que je connais bien et avec qui j'ai eu de bons rapports, j'ai dit — et je l'assume — que j'étais choqué par sa candidature. Quand on a prétendu qu'il était étranger, j'ai pris sa défense et je le referais si c'était à refaire. Monsieur Ouattara n'est pas un étranger. Mais il a un parcours inédit dans l'histoire politique contemporaine. Des gens originaires d'un pays peuvent prendre une autre nationalité et faire carrière dans leur pays d'adoption. C'est le cas, en France, d'un homme comme Koffi Yamgnane. Mais je ne connais personne qui ait gravi les échelons jusqu'à devenir haut fonctionnaire d'un pays pour se retrouver, quelques années plus tard, haut fonctionnaire d'un autre pays et briguer la magistrature suprême. Ouattara a occupé de très hautes fonctions en tant que Burkinabé, au FMI comme à la Banque centrale des États d'Afrique de l'Ouest. Ce n'est qu'après cette brillante carrière qu'il a été nommé premier ministre de Côte d'Ivoire. A mes yeux, cette transhumance ne lui permet pas d'être éligible à la présidence de la République. 

S. B. - Pourquoi ? 

L. G. - Avant même d'entendre parler de M. Ouattara, j'ai toujours pensé que, pour briguer la magistrature suprême, il ne fallait pas s'être prévalu d'une autre nationalité. Et je n'ai pas honte de penser cela. Quand je suis arrivé à Paris en 1982, j'ai demandé l'asile politique. Comme j'avais des difficultés pour l'obtenir, des amis m'ont conseillé de me faire naturaliser français, ce qui aurait été facile mon père ayant été sous-officier de l'armée française, prisonnier de guerre, évadé et décoré. J'ai refusé parce que mon objectif était de devenir chef de l'État ivoirien. 

S. B. - Vous êtes à la tête d'un pays dont le quart de la population est constitué d'étrangers. Beaucoup appartiennent à la deuxième génération d'immigrés et n'ont nullement l'intention de retourner dans leur pays d'origine. Comment les intégrer ? 

L. G. - Le code ivoirien de la nationalité, qui date du début des années 60, exclut le droit du sol. Mais s'il ne rend pas automatiquement ivoiriens les gens nés en Côte d'Ivoire, il indique la procédure à suivre pour acquérir la nationalité ivoirienne. Je n'ai pas l'intention de changer ces dispositions. Lorsque les formalités sont accomplies dans les règles et que le ministère de la Justice donne un avis favorable, il n'y a aucun problème. La plupart des naturalisés légaux sont des Français et des Libanais d'origine. Les ressortissants d'autres pays ignorent le plus souvent les démarches administratives et prennent, pour devenir ivoiriens, le plus court chemin — celui de la fraude — en se procurant illégalement une carte d'identité, ce que nous ne pouvons accepter. Nous avons donc créé un Office national de l'identification, dont une division va s'occuper de l'immigration. Elle sera chargée, entre autres tâches, de diffuser le code de la nationalité et d'expliquer la marche à suivre pour devenir ivoirien. Un deuxième problème vient se greffer sur celui-ci. En 1991, le gouvernement Ouattara a institué une carte de séjour annuelle. Or les étrangers la trouvent trop chère. Pour ne pas avoir à la payer chaque année, ils cherchent souvent à acquérir des papiers ivoiriens par des moyens détournés. Nous avons donc décidé d'instituer une carte de séjour de cinq ou dix ans afin de les mettre à l'abri des fraudes ou du racket. Voilà dans quels domaines nous entendons agir. 

S. B. - Vous n'envisagez donc pas d'instituer le droit du sol… 

L. G. - Ce n'est pas dans mon programme mais, si la nécessité s'en fait sentir, je pourrais y réfléchir. Je n'ai pas d'objection de principe. Reste qu'il faut d'abord expliquer aux gens le code de la nationalité et les inciter à en respecter les critères. 

S. B. - Si je comprends bien, pour vous, le problème Ouattara n'en est pas un. Il n'empêche que la plupart des Ivoiriens du Nord se sont identifiés à lui, qu'ils ont accueilli votre élection avec méfiance et qu'ils ont boycotté les législatives. Y a-t-il un problème du Nord en Côte d'Ivoire ? 

L. G. - Ce n'est pas la première fois que notre pays fait face à des difficultés de ce type. Au début de l'indépendance, les Agni se sentaient exclus. Puis la vie politique a été marquée par le malaise Bété, qui a atteint son apogée en 1970. Depuis la mort d'Houphouët, ce sont les gens du Nord qui estiment être marginalisés. Mais parler d'un problème du Nord ne me paraît pas une bonne chose. Mieux vaut essayer de comprendre pourquoi certains groupes d'Ivoiriens ont le sentiment d'être exclus et essayer d'y remédier. Partant de ma propre expérience, je suis convaincu que tout Ivoirien, appartenant à n'importe quelle région, peut devenir chef de l'État. A une seule condition : il doit faire de la politique. J'observe que souvent, en Afrique, les gens ne savent pas ou ne veulent pas faire de la politique et tentent d'arriver au pouvoir en s'appuyant sur une ethnie, une région ou une religion. C'est pourtant le seul moyen de désethniciser et de laïciser le champ politique et, à terme, d'entrer dans la République. La carte des élections présidentielles d'octobre dernier montre que le vote en ma faveur va bien au-delà et de ma région et de ma religion. Sinon, je n'aurais pas été élu puisque les Bété sont minoritaires dans ce pays. Il faut que nous débattions de tout cela. C'est pourquoi je souhaite organiser bientôt un forum national afin que tout le monde puisse s'exprimer. Mais j'ai bon espoir. Les Ivoiriens vont discuter et trouver les mesures à prendre pour dissiper ce climat de tension. 

S. B. - Le Nord reste tout de même l'une des régions les plus pauvres du pays… 

L. G. - C'est vrai. C'est pourquoi nous allons faire en sorte que chaque région reçoive une dotation de l'État qui lui permette de réaliser le minimum d'infrastructures nécessaires à une vie correcte. Nous avons adopté en Conseil des ministres une loi de décentralisation, actuellement examinée par le Parlement, qui crée des conseils généraux dans chaque département. En attendant de leur donner une autonomie fiscale, l'État leur allouera chaque année une certaine somme, calculée en toute transparence, pour électrifier les villages, leur apporter l'eau courante, faire fonctionner l'école primaire et le dispensaire ou en créer là où il n'y en a pas, bref, pour assurer le minimum vital. Cette politique est destinée à mettre toutes les régions au même niveau. 

S. B. - A la mi-mars, vous avez rencontré Alassane Ouattara à Lomé. Quelle est votre stratégie de réconciliation ? 

L. G. - Je vais envoyer les membres du gouvernement dans chaque département afin d'aller à la rencontre des gens. J'ai moi-même l'intention de recevoir les responsables des différents cultes ainsi que ceux de tous les partis politiques, des ONG et des syndicats. Ces échanges de vues permettront de fixer l'ordre du jour du forum national. 

S. B. - Quand ce forum aura-t-il lieu ? 

L. G. - Nous n'avons pas encore fixé de date, car il faut prendre le temps d'écouter tout le monde. C'est une étape trop importante pour être préparée dans la précipitation. Sur chaque sujet, les gens donneront leur point de vue. Pour revenir à la rencontre de Lomé, quand le secrétaire général de l'Onu a demandé au président en exercice de l'OUA de me ménager une entrevue avec Alassane Ouattara, je n'y ai vu aucun inconvénient. Parler vaut toujours mieux que se battre. Ce n'est d'ailleurs pas tant ce qui s'est dit qui est important, mais la rencontre en elle-même. 

S. B. - Monsieur Ouattara peut-il rentrer en Côte d'Ivoire et assumer à nouveau la présidence de son parti ? 

L. G. - Mais il n'a jamais été chassé ! Quand le général Gueï était au pouvoir, il avait interdit aux responsables politiques de quitter le pays. Une des premières choses que j'ai faites en arrivant aux affaires est de lever cette mesure. 

S. B. - On glose beaucoup sur vos rapports avec le général Gueï. Certains vous accusent d'appliquer une politique du « deux poids et deux mesures ». Pendant que le général Palenfo est condamné à une peine de prison, M. Gueï coule des jours tranquilles dans son village… 

L. G. - Si l'on parle de deux poids et deux mesures, ce n'est pas de mon fait. Des plaintes ont été déposées contre les généraux Palenfo et Coulibaly. Des proches du général Gueï, comme M. Boka Yapi, font également l'objet de poursuites. 

S. B. - Sous votre présidence, l'exécutif interviendra-t-il dans les affaires judiciaires ? 

L. G. - Non. Je n'interviendrai jamais pour qu'une décision de justice soit rendue dans un sens ou dans un autre. Certains partisans de M. Ouattara ne sont pas d'accord et estiment que je devrais intervenir pour contrer des décisions de justice qui leur sont défavorables. Je pense qu'ils ont tort. Je ne me suis pas battu toute ma vie pour faire ce que je reprochais à mes prédécesseurs. 

S. B. - A la fin du mois de février, l'ambassade des États-Unis a rendu public un rapport sur les violations des droits de l'homme en Côte d'Ivoire. Selon ce rapport, la situation s'est peu améliorée depuis votre arrivée à la tête de l'État : les forces de l'ordre continuent à se livrer à des exactions en toute impunité, l'enquête sur le massacre de Yopougon piétine, et l'on torture toujours dans les commissariats ivoiriens. Sur ce plan, le bilan de vos premiers mois de pouvoir ne semble guère brillant... 

L. G. - On se trompe si l'on croit que je peux faire des miracles. Je veux installer la démocratie et faire respecter les droits de l'homme dans mon pays. En 1987, c'est quand même à partir du FPI qu'a été créée la Ligue ivoirienne des droits de l'homme. Mais, encore une fois, je suis arrivé au pouvoir dans le contexte que l'on sait, avec les forces de l'ordre que l'on sait, avec l'administration que l'on sait. On ne peut pas me demander d'aller plus vite que la musique ! Des procès sont en cours, dont celui des généraux. J'avais promis, durant ma campagne électorale, de les gracier s'ils étaient condamnés. Le décret de grâce est prêt, mais le général Palenfo s'est pourvu en cassation. Il me faut donc attendre. Quant à l'enquête sur le massacre de Yopougon, elle se poursuit. Sont également en cours le procès des manifestants des 4 et 5 décembre 2000 et celui des auteurs du coup d'État manqué des 7 et 8 janvier 2001. Les Européens reprochent à notre justice d'être lente. Mais depuis combien de temps dure le procès de Roland Dumas ? Avec les moyens dont nous disposons, on veut que la justice soit plus efficace chez nous qu'en France ? Je souhaite que les procédures suivent leur déroulement normal — d'autant que, dans mes négociations avec l'Occident, j'ai besoin qu'elles se terminent vite. Mais tout ce que je peux faire en tant que chef d'État, c'est presser mon ministre de la Justice de presser le procureur de la République. Je ne peux pas aller au-delà. 

S. B. - Parmi les forces de l'ordre, personne, semble-t-il, n'a été sanctionné… 

L. G. - L'une de mes premières décisions a été de remplacer le chef d'état-major des armées et le commandant de la gendarmerie. Des chefs qui laissent les corps que la République leur a confiés dans un tel état doivent être immédiatement limogés. Le reste, je le répète, regarde la justice. Quand j'ai eu vent de viols perpétrés à l'École de police à l'issue des manifestations des 4 et 5 décembre, j'ai immédiatement diligenté une enquête. Il est apparu que trois femmes avaient été violées en dehors de l'École, mais les coupables n'ont pas été retrouvés. On cherche. D'une manière générale, je tiens à ce que tous les procès aient lieu dans les règles, car le procès est une thérapie collective qui montre au pays la situation dans laquelle il se trouve. Qu'on nous laisse construire l'État de droit en habituant la justice à être indépendante. Nous avons, par ailleurs, pris des mesures contre le racket et l'insécurité dont une partie des forces de l'ordre est responsable : 60 % des barrages qu'elles avaient installés ont été levés. Nous sommes en train de réfléchir au moyen de lutter contre le banditisme sans pénaliser les citoyens. 

S. B. - L'armée a fait montre, ces dernières années, d'une dangereuse propension à intervenir dans le champ politique. Que comptez-vous faire pour la discipliner ? 

L. G. - Les événements des deux dernières années ont traumatisé les Ivoiriens, mais ils ont aussi traumatisé l'armée. Elle a été déstabilisée par les dérives de ceux qui ont parlé en son nom. Ce n'est pas un hasard si, aux élections présidentielles, j'ai battu le général Gueï dans toutes les casernes. L'armée travaille, elle aussi, à sa propre refondation. Mais nous manquons de moyens pour accélérer ce processus. Nous avons déjà fait un effort budgétaire pour réhabiliter les casernes, car il faut bien reconnaître qu'elles font pitié. Les soldats vivent dans des conditions déplorables. Même leurs uniformes sont élimés. Il ne faut donc pas globalement jeter la pierre à l'armée. Rappelez-vous que ce sont des revendications salariales qui ont conduit au coup d'État de décembre 1999. 

S. B. - Mais vous avez trouvé des caisses vides, et la situation économique est plutôt désastreuse. Avez-vous les moyens de relancer la machine ? 

L. G. - Oui, mais il y a deux préalables à cela : d'abord, il faut arrêter de voler l'argent de l'État. Nos ressources, qui sont limités, doivent servir à l'État ivoirien. Sous les tropiques, hélas, ce principe élémentaire n'est pas évident. Avec mon équipe, je veux apporter aux Ivoiriens l'intégrité. Dans le gouvernement d'union nationale que j'ai formé, personne ne traîne de casseroles derrière lui, quel que soit son parti d'origine. Cette exigence a pesé de façon déterminante sur mes choix. Mes ministres sont jeunes et n'ont pas été dévoyés avant de travailler avec moi. Second préalable : il faut instaurer la confiance entre le peuple et ses gouvernants. Par deux fois, nous avons eu la preuve que nous étions sur la bonne voie. Quand le général Gueï a voulu confisquer le pouvoir, j'ai assisté à Abidjan à la plus gigantesque manifestation de ma vie, moi qui suis pourtant un grand manifestant devant l'Éternel ! Par ailleurs, lors du coup d'État de janvier, les insurgés n'ont enregistré aucun ralliement de l'armée. De 23 heures à 3 heures du matin, nous avons volontairement continué à diffuser leur appel à la radio afin de tester les militaires. Le résultat a été concluant. Cette confiance dont nous jouissons doit convaincre nos partenaires étrangers que nous sommes des interlocuteurs valables et qu'il faut nous aider à sortir de cette mauvaise passe. 

S. B. - Les bailleurs de fonds ne paraissent pourtant pas pressés de relancer la coopération et attendent des signes concrets de votre gouvernement, notamment en matière de respect des droits de l'homme. La France et l'Union européenne n'ont pas ouvert leur bourse à votre premier ministre lorsqu'il s'est rendu à Paris et à Bruxelles au début de l'année… 

L. G. - Mais il n'était pas allé chercher un chèque ! Dans les accords qui lient l'Union européenne aux États ACP, il y a une clause stipulant que, quand un pays a connu un dérèglement politique, l'Europe gèle ses financements et invite les représentants de ce pays à venir s'expliquer. C'est ce qu'a fait mon premier ministre. Nous savions, avant qu'il ne parte, que l'UE nous imposerait un délai d'observation. Elle voulait attendre de voir comment se passeraient les élections municipales. Elles ont eu lieu le 25 mars, tous les partis y ont pris part et elles se sont bien déroulées. L'Europe veut aussi vérifier que les procès se déroulent de façon équitable. Il nous faut, en somme, acquérir une visibilité plus grande sur les plans de la démocratie et des droits de l'homme. 

S. B. - A quoi attribuez-vous le fait que cette visibilité ait, jusqu'à présent, été si faible ? 

L. G. - Les élections présidentielles ont été, vous le savez, regardées avec méfiance par nos partenaires occidentaux. En outre, la non-participation du RDR (2) aux législatives a été interprétée comme une exclusion de ce parti du processus électoral, alors que c'est lui qui avait décidé de les boycotter. Voilà, c'est tout. Et c'est beaucoup. 

S. B. - Paris ne s'est pas montré plus généreux alors que ce sont vos amis socialistes qui sont au gouvernement… 

L. G. - La France est liée par la doctrine Balladur, dite aussi doctrine d'Abidjan, qui nous impose de négocier d'abord avec le FMI et la Banque mondiale. C'est pourquoi nous avons commencé à payer les arriérés de nos dettes vis-à-vis de la Banque. Nous espérons une reprise des financements multilatéraux avant la fin de cette année. 

S. B. - La France demeure, par la force de l'histoire, un partenaire privilégié de votre pays. De quelle façon comptez-vous refonder les relations franco-ivoiriennes, en particulier dans le domaine de la coopération militaire ? 

L. G. - La France est notre premier client et notre premier fournisseur. Et l'histoire a, en effet, laissé des traces qu'on n'efface pas facilement. Nous allons continuer à travailler avec elle, même si nous sommes amenés, parallèlement, à entretenir des relations de plus en plus étroites avec l'Union européenne. Et puis, la France est l'un des pays qui a le mieux compris la transition dans laquelle nous sommes engagés. Malgré les mouvements d'humeur de quelques responsables, Paris a décidé de nous soutenir, en particulier dans nos négociations avec le Fonds et la Banque. Au niveau de la coopération militaire, l'histoire elle-même s'est chargée de changer la donne. Le coup d'État de 1999 — qui n'a provoqué aucune intervention de Paris — a montré que la doctrine militaire française avait évolué, en théorie et en pratique. Alain Juppé, lorsqu'il était premier ministre, avait amorcé cette évolution. Lionel Jospin l'a poursuivie en retirant les troupes françaises de Centrafrique. Il faut dire que, du côté ivoirien, les choses ont également changé. Auparavant, c'était le chef de l'État qui demandait à Paris le stationnement de troupes françaises sur son sol. Aujourd'hui, je ne suis pas demandeur, mais la présence de ces forces ne me gêne pas non plus. A la France de choisir si elle veut, ou non, les maintenir. Ce qui compte, c'est que cette question n'est plus un enjeu. 

S. B. - Nombre de vos pairs trouvent dépassée la pratique des sommets France-Afrique. Qu'en pensez-vous ? 

L. G. - Il y eut une période où ces sommets apparaissaient comme une survivance du colonialisme. Mais, là aussi, le temps a fait son œuvre. La construction européenne a influé sur la politique étrangère de chaque pays membre. La France ne veut plus conserver frileusement l'exclusivité des rapports avec « son » Afrique. Dans le domaine économique, il y a longtemps que cette dernière a cessé d'occuper une place importante dans les échanges français. Mais les liens de la France avec ses anciennes possessions ne sont pas seulement d'ordre commercial. Au sommet de Yaoundé, en novembre 2000, le débat le plus âpre du dîner des « amis » (3) a porté sur la francophonie et le choix de son futur secrétaire général. Le maintien de la langue française comme instrument de communication mondial est un enjeu important pour la France, comme pour les francophones africains. D'autres paramètres, enfin, entrent en jeu. Pour le Maroc, qui ne fait plus partie de l'OUA depuis que la RASD y est représentée (4), ces sommets sont irremplaçables. Tout jugement sur les sommets France-Afrique doit tenir compte de multiples considérations. 

S. B. - Quelle sera la politique monétaire de votre gouvernement ? Êtes-vous toujours partisan d'un abandon du CFA et de la création d'une monnaie ouest-africaine ? 

L. G. - Créé après la Seconde Guerre mondiale pour permettre aux colonies françaises d'Afrique noire d'exporter, le franc CFA a été logé au Trésor français. Il faut distinguer deux périodes dans son histoire. Avant 1980, le compte d'opérations des États africains de la zone franc était excédentaire. Après 1980, il est devenu structurellement déficitaire. D'où une profonde évolution de la politique française à l'égard de ces pays qui leur a, paradoxalement, donné plus d'autonomie. Pour ma part, je suis depuis longtemps convaincu que la Cedeao (5) doit avoir pour objectif de créer une monnaie unique. Il y a peu, le gouverneur — ivoirien — de la Banque centrale des États d'Afrique de l'Ouest a indiqué une piste qui me paraît raisonnable. Les États de la Cedeao non membres de la zone franc — c'est-à-dire, principalement, le Nigeria, le Ghana et la Guinée — pourraient rapidement créer entre eux une zone monétaire qui fusionnerait, au bout de quelques années, avec la zone franc. Il est clair, en effet, que si nous voulons avancer sur la voie de l'intégration ouest-africaine, il nous faut un instrument unique d'échanges, à la manière de ce qu'a réalisé l'Europe avec l'euro. Les pays anglophones de la sous-région sont des partenaires importants de la Côte d'Ivoire. Sans être, à mon avis, assez fournis, nos échanges avec notre voisin ghanéen, par exemple, ne sont pas négligeables. Pour nos seules ventes d'électricité, Accra nous doit déjà 28 milliards de CFA. Pour toutes ces raisons, je crois à la nécessité d'une monnaie unique, instrument privilégié de la création d'un grand marché ouest-africain. Car notre but doit être de créer une communauté de 200 millions de personnes qui deviendront, je l'espère, 200 millions de consommateurs. 

S. B. - Comment y parvenir ? 

L. G. - La monnaie unique, c'est certain, n'y suffira pas. Il nous faut aussi un réseau beaucoup plus dense de voies de communication. Le Nigeria a déjà réalisé sa part de route côtière jusqu'au Bénin. La Côte d'Ivoire a construit la sienne jusqu'à la frontière du Liberia. Il faut pousser le Bénin, le Togo et le Ghana à suivre la même voie. Idem pour les chemins de fer. Je ne connais pas de pays occidental qui se soit développé en négligeant son réseau ferré. Le problème, c'est que le développement de telles infrastructures coûte très cher. Il est impensable que la Côte d'Ivoire se lance seule dans ce genre d'entreprise. C'est dans le cadre de la Cedeao que doit s'inscrire cette ambition. Un chemin de fer pourrait partir de Lagos vers Dakar, tandis qu'un autre irait d'Abidjan à Niamey, en passant par Ouagadougou, un embranchement desservant Bamako et Dakar. Un tel projet est non seulement réalisable, mais indispensable. D'autant qu'il créerait des emplois pour vingt ans. 

S. B. - Mais il n'y a pas que les transports… 

L. G. - Si je leur donne la priorité, c'est notamment parce que l'agriculture ouest-africaine produit assez pour nourrir nos 200 millions d'habitants. Ce qui est absurde, c'est que les excédents de récoltes pourrissent dans une région, alors que d'autres zones souffrent de déficits. Le développement des transports nous permettra d'acheminer la nourriture des zones excédentaires vers les zones déficitaires, et de mettre en place une politique agricole commune. 

S. B. - Le Liberia et la Sierra Leone constituent deux importants foyers d'instabilité en Afrique de l'Ouest. L'extension du conflit à la Guinée vous inquiète-t-elle ? 

L. G. - En tant qu'Ivoirien, le conflit du triangle Liberia-Sierra Leone-Guinée me préoccupe évidemment. J'ai demandé au chef de l'État malien, président en exercice de la Cedeao, de convoquer une réunion extraordinaire de la Communauté sur ce problème, et de faire en sorte que les trois chefs d'État s'y rendent. J'en ai également parlé avec le général Obasanjo, dans la mesure où le Nigeria et la Côte d'Ivoire sont les deux pays qui contribuent le plus à la solution de ce conflit. Les troupes de l'Ecomog sont essentiellement nigérianes, tandis que la Côte d'Ivoire accueille le plus grand nombre de réfugiés et consent de grands sacrifices financiers pour leur garantir le minimum vital. Bref, nos deux pays, qui sont les principaux payeurs, doivent s'entendre pour résoudre le conflit. D'autant que la guerre du Liberia a une autre incidence gravissime sur la Côte d'Ivoire où elle a fondamentalement changé le visage du banditisme. Voilà dix ans que des armes pénètrent massivement dans notre pays où, désormais, les cambrioleurs ne se contentent plus de fracturer les portes des maisons mais tuent leurs propriétaires. Nous avons d'autant plus intérêt au règlement de ce conflit. 

S. B. - Comment mettre fin à un conflit dont les logiques sont plus prédatrices que politiques, puisqu'on l'a même appelé « guerre du diamant » ? 

L. G. - L'Onu a désigné un fautif, le président libérien Charles Taylor. Mais il faut être prudent. Nous ne pouvons pas souhaiter l'effondrement total du Liberia. La Côte d'Ivoire abrite déjà près d'un million de réfugiés libériens, dont elle assume totalement la charge depuis que le HCR — considérant que la guerre est finie — a arrêté ses livraisons de vivres. Si l'État libérien s'effondre, nous courons le risque de voir une partie encore plus importante de la population libérienne déferler chez nous. Il n'est, bien entendu, pas question de lui refuser l'hospitalité, mais aurons-nous les moyens de faire face à ce flux ? Nous nous sommes donc associés aux sanctions décidées par l'Onu, tout en demandant qu'elles soient appliquées de façon graduée, afin d'amener l'État libérien à améliorer sa conduite. Second problème : les diamants de Sierra Leone. L'Onu doit d'abord appeler le RUF (6) à appliquer ses résolutions et se donner les moyens de frapper si ce dernier n'a pas obtempéré à l'issue d'une période probatoire. L'une des principales difficultés, dans ce genre de situation, c'est que l'Onu envoie des troupes chargées du « maintien de la paix » alors que c'est la guerre qui règne. Résultat : non seulement ses soldats se font tirer dessus, mais ils ne règlent aucun problème puisqu'ils ne passent jamais à l'offensive. La diplomatie doit, parfois, s'accompagner d'une action militaire. Dans le cas du Liberia et de la Sierra Leone, je souhaite qu'on déploie des forces non africaines. Et cela, pour deux raisons : parce que l'Ecomog est très mal vue dans ces deux pays, et parce que les pays de la région sont trop impliqués dans ce conflit. 

S. B. - Vous êtes un ardent partisan de l'intégration régionale. Mais, compte tenu des débordements xénophobes qu'a récemment connus la Côte d'Ivoire, quels sont vos rapports actuels avec le Burkina et le Mali ? 

L. G. - Ils ne sont pas bons. Et c'est d'autant plus regrettable que les présidents du Burkina et du Mali sont des amis. Mais je ne suis pas pessimiste. Nos pays sont trop proches et nos populations trop imbriquées — des millions de Burkinabés et de Maliens se sont installés chez nous — pour que nos relations connaissent un froid durable. Nos voisins ont fait comme si c'était la première fois, en Afrique, que des étrangers avaient un problème dans un pays ! Je tiens à rappeler que, depuis l'indépendance, l'État ivoirien — contrairement à bien d'autres pays africains — n'a jamais pris la décision d'expulser des étrangers. Sur ce point, nous n'avons, par conséquent, rien à nous reprocher. Quant aux dérives observées à la base, elles sont évidemment regrettables. Mais nos voisins contrôlent-ils tous les excès commis par leurs citoyens à l'encontre de ressortissants ivoiriens ? Lors d'épisodes de ce type qui ont eu lieu récemment, nous n'avons pas protesté. Et l'État ivoirien a fait tout ce qu'il fallait pour rétablir l'ordre républicain et protéger tous ceux qui vivent sur son territoire, quelle que soient leur origine et leur nationalité. C'est pourquoi je suggère à nos voisins de modérer leurs critiques envers la Côte d'Ivoire. 

S. B. - On a dit, au Burkina et au Mali, que vous n'avez pas fait assez d'efforts pour calmer le jeu… 

L. G. - Mes voisins ne gouvernent pas à ma place et n'ont pas à me dicter ma conduite. C'est moi que les Ivoiriens ont élu pour diriger leur pays. Et je m'abstiens, pour ma part, d'intervenir dans leurs affaires intérieures. 

S. B. - Est-ce ainsi qu'on progresse sur la voie de l'intégration ? 

L. G. - Oui. L'Afrique de l'Ouest se trouve aujourd'hui à une étape où l'intégration doit être l'affaire des États-nations. Elle ne peut consister en une quelconque dissolution dans un ensemble supranational. Qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite, notre région a connu des cristallisations nationalistes après les indépendances, et les quarante ans qui viennent de s'écouler ont donné corps aux nationalismes issus du découpage colonial. Penser qu'on peut gommer ces derniers en proclamant l'intégration c'est faire preuve de naïveté. Je peux vous dire que le nationalisme des voisins de la Côte d'Ivoire est plus exacerbé que le nôtre. Nous, nous sommes prêts à jouer le jeu de l'intégration, en tenant compte des nationalismes. Je souhaite, pour ma part, qu'on aille plus vite et plus loin pour créer, dans le cadre de la Cedeao, une fédération d'États-nations. L'avenir de l'Afrique est là. Donnons-nous les moyens politiques et économiques d'y parvenir. Je vous ai parlé de l'économie. Sur le plan politique, il faut créer un Parlement régional qui légiférera dans un certain nombre de domaines communs. 

S. B. - Ce qui suppose des abandons de souveraineté… 

L. G. - Bien entendu. Tous les États de la région devront progressivement y consentir. Je n'y suis absolument pas opposé. Mais pour le moment, le sentiment dominant, chez les Ivoiriens, est qu'ils sont les seuls à donner. 

S. B. - Dans l'immédiat, que comptez-vous faire pour réchauffer les rapports de voisinage ? 

L. G. - Il faut instaurer un peu plus de respect mutuel dans nos relations. Ce qui ne devrait pas être très compliqué. Que nos voisins gouvernent leurs pays et qu'ils nous laissent gouverner le nôtre, et parlons franchement des problèmes communs. Vu la situation de la Côte d'Ivoire et le nombre d'étrangers qu'elle abrite, elle a tout intérêt à accélérer ce processus. Mais il faut penser l'intégration, au lieu d'en faire un terme dépourvu de véritable contenu. 

S. B. - Au niveau national, d'immenses chantiers vous attendent, notamment en matière de santé, d'éducation et d'emploi des jeunes. Quelles sont vos priorités et comment pensez-vous les mettre en œuvre, compte tenu des moyens limités qui sont les vôtres ? 

L. G. - Il s'agit, tout d'abord, de reconstruire un État que nous avons trouvé en lambeaux. L'administration, pléthorique et inefficace, doit être plus ramassée, mieux formée et plus compétente. Elle n'a pas vocation à jouer le rôle de sécurité sociale des Ivoiriens. Loin d'être le refuge où l'on va chercher un emploi lorsqu'on n'en a pas trouvé ailleurs, elle doit apprendre à attirer les compétences et édicter des règles en matière de formation, de qualification et d'embauche. 

S. B. - Et pour ce qui concerne l'éducation ? 

L. G. - Mon ambition est que chaque enfant vivant dans ce pays sache lire, écrire, et puisse être scolarisé jusqu'au niveau de la troisième. Ce qui suppose que l'on recrute des enseignants, qu'on les paye, qu'on mette en place des dispositifs de recyclage. Quant au système de santé, il faut le reprendre à la base. Les trois CHU d'Abidjan se trouvent dans un état déplorable car, faute de structures correctes dans le reste du pays, ils sont devenus des hôpitaux de première instance. Il convient donc de construire de nouveaux hôpitaux, dont un CHU par région, ainsi que des dispensaires. Chaque village doit disposer d'un infirmier. Tout cela implique des réformes de longue haleine. Nous préparons, en outre, un texte créant l'assurance maladie universelle. 

S. B. - Comment allez-vous la financer ? 

L. G. - Ce n'est pas tant son financement que sa gestion qui est une affaire complexe. Nous opérerons, au profit de la sécurité sociale paysanne, un prélèvement obligatoire sur les produits agricoles d'exportation. En ville, nous mènerons des négociations avec le patronat et les salariés, sans oublier les chômeurs et les adolescents, qui ne peuvent être à la charge de leurs parents. Si nous atteignons notre objectif, les médecins pourront s'implanter dans les régions reculées puisqu'ils auront, enfin, l'assurance d'être payés. 

S. B. - Vous condamnez la corruption. Que comptez-vous entreprendre contre cette pratique ? 

L. G. - L'exemple doit partir du haut, même si cela ne suffit pas. Depuis l'indépendance, nos gouvernants ont affiché un train de vie luxueux. Dans un pays pauvre comme la Côte d'Ivoire, ils doivent, au contraire, offrir un modèle de rigueur. Je crois qu'il convient également d'augmenter les salaires des fonctionnaires, afin que ces derniers puissent en vivre. Permettez-moi de prendre mon cas personnel : j'ai pris ma retraite de maître-assistant le 1er octobre dernier, avec un salaire mensuel de 4 000 francs français ! Or, tous les produits manufacturés que nous achetons sont fabriqués à l'étranger et coûtent très cher. La corruption, chacun le sait, est encouragée par la faiblesse des salaires. 

S. B. - Les réformes que vous envisagez demandent de gros moyens budgétaires. Les aurez-vous ? 

L. G. - En vous disant, tout à l'heure, que la Côte d'Ivoire est un pays pauvre, j'ai un peu exagéré. Il serait plus juste de dire qu'elle n'est ni très riche ni très pauvre. Nous sommes, à tous égards, un pays moyen qui doit commencer par gérer avec rigueur ce qu'il a. Si nous réussissons, avec les moyens dont nous disposons, à offrir à chaque personne vivant en Côte d'Ivoire deux repas par jour, une couverture sanitaire et le droit à l'école, nous pourrons être fiers de notre œuvre. Cela dit, nous allons, naturellement, tenter d'accroître nos moyens. 

S. B. - De quelle manière ? 

L. G. - En développant l'agriculture, par exemple. Songez que le Centre et le Nord, soit plus de la moitié de notre territoire, demeurent sous-exploités. Il faut mettre en place une politique intelligente de l'eau, tenter de recréer des microclimats et aller voir ce qui se fait ailleurs dans ce domaine. Pour que les paysans puissent gagner correctement leur vie — ce qui fait partie de nos ambitions —, l'agriculture ivoirienne doit se moderniser, utiliser les sols et les eaux de façon plus rationnelle. Dans le domaine industriel, il faut apprendre à nos concitoyens à commencer petit, comme l'ont fait les Asiatiques. Les grands projets ont, le plus souvent, été des échecs. Comme le dit le proverbe, il faut aller vers de grandes choses en passant par de petites. C'est ainsi que procèdent les bâtisseurs.

 

 
 Entretien avec Laurent GBAGBO 
Président de la Côte d'Ivoire depuis le 24 octobre 2000. 
conduit par 
Sophie Bessis
 

 

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