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LE COMBATTANT
19 février 2017

Interview du Président Laurent Gbagbo au journal ivoire dimanche

Gbagbo Laurent, chercheur à l’institut d’histoire fait partie de la galerie de jeunes intellectuels ivoiriens qui ont entrepris d’interroger l’avenir à partir des vestiges du passé. Ses réflexions sur la conférence de Brazzaville éclairent, d’un jour nouveau la politique coloniale française. (Ivoire Dimanche)

Ivoire Dimanche :. Vous avez écrit un livre intitulé « Réflexions sur la Conférence de Brazzaville ». Quelle est pour le chercheur ivoirien que vous êtes, l`importance de ce thème historique et en dernier ressort, que voulez-vous faire comprendre à vos lecteurs ?

Laurent Gbagbo : La Conférence de Brazzaville a eu lieu au début de l`année 1944.1944, c`est un an avant la fin de la deuxième guerre mondiale et c`est deux ans après le début de la contre -offensive générale des alliés. Donc, à partir de cette époque, les alliés entrevoyaient clairement l`issue victorieuse de la guerre en leur faveur. Quel était le problème qui se posait au niveau de la France ? Car, c`est de la France qu`il s`agit. La France avait été battue par l`Allemagne en 1940. Son gouvernement avait été obligé de démissionner et le reste des hommes politiques français avait déménagé à Vichy. Sur ce, il s`était créé un groupe de résistants à l`intérieur du pays et un groupe de résistants à l`extérieur. La résistance extérieure était animée par le Général de Gaulle qui, par la suite, a eu à former un gouvernement provisoire en exil basé d`abord à Londres, puis à Alger. Le principal problème pour la France était le contrôle de ses colonies. Il fallait que la France continue à être ravitaillée non seulement en matières premières, mais aussi en soldats pour que le gouvernement provisoire soit présent au rendez-vous de la victoire. Or, aussi bien les matières premières que les hommes qui allaient au front, venaient des colonies. Il fallait donc absolument contrôler ces colonies. Que se passait-il là-bas ? Premièrement, la plupart des lettrés des pays colonisés étaient très sensibles à la propagande soviétique qui était une propagande anti-colonialiste. Ceux-là, surtout en Asie?c`est le cas du Vietnam -, au Maghreb – c`est le cas de l`Algérie, avec-Ferrat Abbas, de la Tunisie avec Habib Bourguiba et même du Maroc avec le Roi Mohemed V – étaient très sensibles à une propagande anti-impérialiste. Deuxièmement, les Américains voulaient mettre pied en Afrique. Depuis la première guerre mondiale déjà, ils avaient réussi à populariser l`idée du « self goverment », à savoir que dans chaque colonie, il faut des gouvernements autochtones. Cette idée sous-entendait la possibilité pour les Américains de traiter directement avec l`Afrique qui ne serait plus la chasse gardée des puissances colonisatrices. C`est dans ce contexte que le gouvernement en exil du Général de Gaulle a pris l`initiative de convoquer la Conférence de Brazzaville. Le Commissaire aux Colonies était M. Pleven qui a organisé matériellement cette Conférence. Pourquoi Brazzaville ? Simplement parce que pendant la guerre, les colonies africaines se sont divisées en deux. L`A.O.F s`est alignée sur les positions vichystes de Pétain avec le gouverneur général Boisson qui était à Dakar et qui a même repoussé une attaque dirigée par le Général de Gaulle.

Les chants de sirène de Moscou

Il n`y avait que l`AE.F ; avec notamment, le gouverneur général Félix Eboué qui ait pris fait et cause pour les gaullistes. Donc l`AE.F. était une région plus propice pour recevoir les gaullistes. C`est pourquoi ils ont choisi de se rendre à Brazzaville. Quels étaient les objectifs de cette conférence? Il fallait – 1) que la France affirme devant le monde qu`elle reste maîtresse de ses colonies et que les prétendants éventuels comprennent cela. C`est pourquoi, à cette conférence, aussi bien Pleven que De Gaulle, dans leurs discours, feront appel à l`histoire pour montrer comment la France s`est évertuée à créer dans ces colonies des « zones de civilisation » et de bien-être pour les Africains. 2) Il fallait convaincre les Africains eux-mêmes qu`ils avaient tout intérêt à rester alliés à la France, puissance coloniale, bien sûr, mais qui leur avait apporté le bien-être et la démocratie. Il fallait les convaincre de ne pas écouter les chants de sirène venant de Moscou ou d`Amérique.

I.D.: Vous n`avez pas parlé de l`importance du thème pour un historien ivoirien. `

G. L. : L`importance est évidente. Pour comprendre toutes les politiques de développement qui se dessinent çà et là par les gouvernements africains, il est très impérieux de se pencher sérieusement sur la politique coloniale elle-même. Celle-ci est très nette dans le cadre de la Conférence de Brazzaville. L`histoire de la colonisation française a évolué par stades successifs. Avant la 2ème guerre mondiale, les Africains n`étaient pas directement associés au pouvoir. En Afrique, il n`y avait que les quatre communes du Sénégal (Dakar, Rufisque, Gorée, Saint-Louis) qui avaient le droit d`envoyer un député à l`Assemblée Nationale Française. Dans le reste de l`Afrique, était appliqué le code de l`indigénat. Or, à partir de la Conférence de Brazzaville, beaucoup de choses vont changer, mais dans le sens des réformes. En effet, face aux nombreuses convoitises, la France se devait de trouver un nouveau système de domination qui permette aux Africains d`avoir l`impression de participer eux-mêmes à la gestion de leurs propres pays. C`est ainsi qu`il faut faire attention à deux choses qui ont été fondamentales au moment de la Conférence de Brazzaville. 1) La Conférence de Brazzaville affirme sans ambiguïté que jamais la France n`envisagera d`accorder l`indépendance ni même l`autonomie aux colonies. Tout en maintenant le statut colonial pur, il fallait faire en sorte que les Africains qui avaient maintenant beaucoup de lettrés, participent plus ou moins à l`exploitation coloniale de leurs pays. C`est ainsi que la Conférence prend la résolution de faire en sorte que les élus des Territoires d`Outre-Mer soient représentés au Parlement français et de faire élire dans chaque colonie, des Assemblées territoriales chargées de voter le budget à soumettre au gouvernement. Voilà deux innovations capitales qui ont permis la naissance de la vie politique de type moderne. C`est ainsi que partout en 1945, des élections ont été organisées pour la création de l`Assemblée constituante française où siégeaient beaucoup de députés africains. Ces derniers, quinze à vingt ans plus tard, se retrouvèrent à la tête de leur pays. Donc, étudier la Conférence de Brazzaville n`est pas un phénomène gratuit. C`est le cadre qui a permis à nos hommes politiques actuels de sortir de l`anonymat, de se faire connaître sur le plan international et de s`imposer progressivement par leurs prises de position. C`est pourquoi je pense qu`il est important d`étudier cette conférence. Toute la formation des hommes politiques africain a été faite à partir de là.

I.D: Au regard des résolutions de la Conférence Brazzaville, peut-on dire que la France s`est piégée elle même dans la mesure où elle a dû se résoudre à accorder les indépendances?

G.L.: Oui. Dans tout phénomène, il faut toujours voir l`aspect dialectique. Quand la France convoquait la Conférence de Brazzaville, elle ne pensait pas du tout aux indépendances. Elle pensait même à ne jamais les permettre. Sa tactique consistait à ne pas laisser les Africains se révolter et lever les armes contre elle un jour. La France méditait sur plusieurs exemples. En effet, au moment où se tenait 1a Conférence de Brazzaville, le Vietnam avait déjà créé le vietminh et se battait les armes à la main pour rejeter et la tutelle des Japonais et la tutelle des Français. Au Maghreb, Habib Bourguiba, le chef du Destour tunisien, avait envoyé un télégramme à la France par lequel il rejetait la tutelle française. Les Algériens ont fait de même. Donc, en Asie et en Afrique du Nord, la politique française était battue en brèche. Il fallait en conséquence prendre des mesures pour calmer les colonies d`Afrique Noire. Or, il y a eu toute une dynamique. Les élites africaines étaient bien obligées, aux yeux de leurs compatriotes, de demander la suppression de certaines peines. Je pense notamment à la loi Houphouët-Boigny sur la suppression du travail forcé et à la loi Lamine Guèye sur la citoyenneté. Au fur et à mesure des revendications, les dispositions de la Conférence de Brazzaville se sont révélées dépassées. La France devait encore réajuster son tir, toujours dans le but de se réserver le soutien des élites africaines. D`où l`avènement de la loi-cadre qui donnait en 1956, l`autonomie aux territoires africains, avec la naissance des premières assemblées territoriales et des premiers embryons de gouvernements.
Avec la conférence de Brazzaville, la France s`est piégée elle-même. D`après cette dynamique, on peut dire que la France s`est piégée elle-même. Mais pouvait-elle faire autrement? Je pense que non. Ou bien elle ouvrait les vannes, auquel cas, les gens prenaient de l`élan, ou elle ne les ouvrait pas du tout et dans ce cas, elle allait avoir affaire à une guerre de libération nationale révolutionnaire. Il ne faut pas oublier les massacres de Madagascar en 1947. Il ne faut pas oublier non plus les mouvements en Côte d`Ivoire dans les années 49-50 où le gouvernement français a dû envoyer des troupes pour mater les militants du R.D.A, etc. Ce qui, du reste, a donné naissance au rapport Damas. Donc, la situation était explosive. La France croyait endiguer ces mouvements en amadouant les élites.

I.D : A partir de ce qui vient d`être dit, que pensez-vous du général de Gaulle ? Un génie politique ou un habile tacticien ?

G.L : Je crois qu`il faut situer le Général de Gaule dans le contexte qui est le sien et le juger à deux niveaux. D’abord, le général de Gaulle, homme d`Etat français. En 1940, le Général de Gaulle était membre du gouvernement dirigé par Reynaud. Quand les armées françaises furent battues par l`Allemagne, deux solutions s`offraient à la France. 1) Appeler le peuple à se mobiliser pour lutter à outrance
contre l`envahisseur et libérer le pays. 2) Capituler et reconnaître la défaite. Croiser les bras en attendant des jours meilleurs. Le groupe Pétain a choisi cette deuxième solution: armistice. Le Général de Gaulle a opté pour la résistance. C`est ainsi qu`il a quitté la France pour s`exiler en Angleterre. Pour cette raison, le Général de Gaulle est un très grand patriote français pour qui je n`ai qu`admiration.
Ensuite, le deuxième niveau qui se déduit d`ailleurs du premier, c`est que le Général de Gaulle, résistant français, a compris que la France devait s`appuyer sur ses colonies pour sa propre survie. Elle ne pouvait, seule, sortir de la catastrophe économique et politique, car même ses institutions étaient tombées. Le Général de Gaulle a tout fait pour convoquer la Conférence de Brazzaville afin de poser les bases d`une collaboration, non pas avec les peuples, mais avec les élites africaines. Je vous signale qu`aucun Africain n`a pris part à cette Conférence. Pour l`homme d`Etat français, affirmer l`appartenance des Africains à l`Union Française était très important. Cela a été la deuxième dimension du Général. Si sa position était juste pour la France, en revanche, elle desservait les Africains dans la mesure où elle feutrait les contradictions. Les cadres africains n`ont pas toujours compris que c`était pour mieux subjuguer l`Afrique. Voilà le jugement que l`historien africain peut porter sur le Général de Gaulle. Par ailleurs, en jugeant de Gaulle, les Africains oublient souvent un facteur important, à savoir que tout acte politique est la conséquence des événements du moment. Si en 1944, le gouvernement central français a pensé qu`il était utile d`associer les élites africaines au pouvoir, c`est précisément parce que la révolte qui grondait dans toutes les colonies montrait à la France la seule voie compatible avec ses intérêts. La perte de l`Asie était cruelle pour elle. Elle n`était pas sûre de garder le Maghreb. Donc, pour juger de la Conférence de Brazzaville, il faut prendre en compte la révolte des Africains. Même sans de Gaulle, la France a pris des mesures susceptibles de sauvegarder ses intérêts de puissance colonisatrice. C`est Gaston Defferre qui, en 1956, a créé la Loi-Cadre, au moment où l`Algérie et le Cameroun se battaient.

I.D: Les Africains doivent donc intégrer la Conférence de Brazzaville dans leur propre histoire ?

G.L: La Conférence de Brazzaville – comme toute la politique coloniale, qu`elle soit française, anglaise, portugaise-fait partie intégrante de l`histoire africaine. C`est amputer l`histoire africaine d`une grande partie d`elle-même que de fermer les yeux sur cette histoire. Aujourd`hui, je me considère comme le produit de « histoire traditionnelle africaine et de l`histoire coloniale. Je pense que c`est un grave danger que les Africains veuillent mettre très souvent entre parenthèses l`histoire coloniale sous prétexte que cela blesse telle ou telle partie en cause. L`histoire coloniale fait partie de l`histoire des pays colonisateurs et de notre propre histoire. Même les institutions que nous avons, dans tous les pays d`Afrique, sans exception (forme de gouvernement, d`assemblées), sont héritées directement du système colonial. Donc, il nous faut réfléchir sur l`histoire coloniale pour que nous sachions exactement ce que nous devons en faire. Les Africains en général et surtout l`historien africain doivent se pencher sur l`histoire coloniale sans fausse honte.

Propos recueillis par Kader (Cf Ivoire-Dimanche N° 452 du 07 octobre 1979)

Interview de Laurent Gbagbo du 07 octobre 1979

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